7 – UNE MYSTÉRIEUSE AGRESSION
En rentrant du Palais, le bâtonnier passa précipitamment chez lui, rue d’Amsterdam, vers sept heures moins vingt. Mme Faramont n’était pas encore prête, elle s’habillait dans sa chambre.
Quant à Jacques, il était encore plongé dans l’étude d’un dossier et revêtu d’un vieux veston de travail, avec lequel certes, il n’aurait jamais osé faire un pas dans la rue.
Le bâtonnier cria à sa femme à travers la porte :
— Je pars prendre le train de sept heures, vous et Jacques vous viendrez par le suivant, nous nous retrouverons à huit heures et demie comme d’ordinaire, chez les Keyrolles pour dîner. Si je vais en avance, c’est que j’ai quelque chose à voir avec mon ami Sunds.
Le bâtonnier échangea son chapeau haut de forme contre un chapeau de paille, puis, confiant sa serviette bourrée de documents à son fils, il prit sa canne au vestibule, et descendit d’un pas tout guilleret à la gare Saint-Lazare.
Le train qui devait le conduire à Ville-d’Avray était déjà bondé de voyageurs, c’était l’heure où les banlieusards, travaillant à Paris, regagnent leurs habitations à la campagne.
Le bâtonnier finissait cependant par trouver en première classe une place disponible, et, posant son journal sur le coussin, il resta sur le trottoir, dévisageant les retardataires qui arrivaient en courant pour ne pas manquer le départ.
Le bâtonnier s’étonnait de ne pas voir Sunds. Il s’en consola cependant.
— Il y a tant de monde dans ce train, qu’il est fort possible que j’aie passé devant son wagon sans m’en apercevoir. Nous nous retrouverons à Ville-d’Avray.
Le moment du départ devenait imminent, des employés aux allures affairées couraient le long du train.
— En voiture, en voiture !
On entendit le claquement sec des portières. Le bâtonnier regagna son compartiment qui se trouvait au complet.
Au moment où le train s’ébranlait, Henri Faramont se plongea dans son journal, cependant qu’il songeait une dernière fois :
— Sunds doit être dans quelque autre voiture. Ou alors, il a pris un autre train. Ou encore, il a complètement oublié notre rendez-vous, mais cela m’étonnerait.
Cependant, à peine le train partait-il, qu’un homme essoufflé, haletant, courait à toute vitesse par derrière, pour s’efforcer de le rattraper, et il geignait et maugréait :
— Ah sapristi, pourvu que j’arrive !
Mais c’était en vain. Le convoi gagnait de vitesse sur le retardataire, et celui-ci voyait sans cesse s’augmenter la distance le séparant du dernier wagon qui disparut sous le pont de l’Europe.
Le voyageur arrivé en retard demeura immobile et penaud sur le trottoir quelques instants, il s’épongea le front.
— Dieu que c’est bête, grommela-t-il, de manquer un train.
Mais il n’y avait rien à faire, et haussant les épaules, furieux contre lui-même, le personnage interrogea un employé :
— À quelle heure le prochain départ pour Ville-d’Avray ?
— À huit heures deux, monsieur, dans une heure.
— Bon Dieu, s’écria le voyageur dont le visage prit un air désespéré, ce n’est pas possible, il doit y en avoir un auparavant.
Mais, impassible, son interlocuteur lui répondait :
— Non, monsieur, le prochain c’est à huit heures deux.
— Eh bien, je suis frais ! grommela l’homme, qui, prenant dès lors une résolution, quitta la gare et descendit cour de Rome.
Il avisa un taxi-auto :
— Dites donc vous, demanda-t-il, en s’adressant au mécanicien, êtes-vous le type qui va me conduire rapidement et pour pas trop cher jusqu’à Ville-d’Avray ?
Le conducteur du taxi hésita un instant, il expliqua :
— C’est rapport à mes pneus qui ne sont pas bien solides, mais enfin, ça n’est pas trop loin, montez.
Le voyageur qui avait manqué le train à la gare Saint-Lazare s’installa dans l’automobile, qui partit en direction de la porte Maillot.
Ce voyageur, ce retardataire, c’était Érick Sunds, le Danois qui, à toute force évidemment, voulait rattraper son client, le bâtonnier Henri Faramont.
***
Le train qui emmenait celui-ci venait de dépasser Asnières.
Il était bondé de voyageurs, mais les banquettes de l’impériale étaient à peu près désertes. On n’aime guère à s’y installer, eu égard à la poussière et aux escarbilles qui viennent atténuer considérablement le charme que pourrait procurer le plein air.
Au départ de la gare Saint-Lazare, un couple qui semblait rechercher la solitude, s’était pourtant installé sur l’une des impériales de seconde classe.
Étaient-ce des amoureux ? Ils en avaient l’air. L’homme, petit, trapu, très brun, s’était assis en effet tout à côté de sa compagne, une femme jeune, au visage énergique, aux traits accentués, mais jolis. Elle était brune elle aussi, tous deux s’exprimaient dans un français assez incorrect, teinté d’accent étranger.
Avant le départ du train, qu’ils étaient venus prendre de fort bonne heure, ils avaient, du haut de leur observatoire, minutieusement dévisagé tous les voyageurs.
Et il faut croire que cet examen leur avait donné satisfaction, car, désormais, la physionomie de l’un d’eux, tout au moins, celle du jeune homme, exprimait une parfaite satisfaction :
— Yo souis sûr, murmura-t-il, que le bâtonnier est monté dans le train. L’affaire s’annonce de façon souperbe, nous allons réoussir !
L’homme qui s’exprimait ainsi, c’était Mario Isolino, le suspect italien, héros de plusieurs aventures assez peu à son avantage, qui, depuis quelque temps, avait établi son quartier général sur les hauteurs de Montmartre.
Depuis une semaine environ, l’Italien Mario Isolino vivait maritalement avec Nadia la Circassienne, qui était devenue sa maîtresse le lendemain même du jour où elle avait abandonné Érick Sunds, le Danois, ce qui, d’ailleurs, n’avait guère déplu à ce dernier.
Sur l’impériale du train, Mario Isolino exaltait sa satisfaction en même temps que sa tendresse.
Il attira Nadia auprès de lui, l’embrassa dans le cou.
— Io vous adore, ma toute belle, murmura-t-il.
Et il ne cessait de la serrer sur son cœur.
La jeune femme, cependant, semblait émue, inquiète. Machinalement, elle répéta :
— Moi aussi, je t’aime, je t’adore.
Mais elle était tellement préoccupée que Mario Isolino se crut obligé de la rassurer, de la remonter :
— Il ne faut pas avoir peur, assurait-il. Quand les affaires s’engagent bien, comme celle-ci, on peut être sûr de les réussir.
Et comme la jeune femme hochait la tête, énigmatique, il continuait, cependant que, dans ses yeux, s’allumait une flamme cupide :
— Tu vas voir, ma zolie, comment nous serons heureux ensuite, car vois-tu, l’amour c’est très zoli, mais pour qu’il dure, il faut que l’on ait de l’arzent. C’est cela surtout qui nous manque pour le moment. Patience, Mario Isolino a plus d’un tour dans son sac. Il va certainement réussir le gros coup ce soir même.
La jeune femme soupira :
— Espérons-le.
Puis elle esquissa un pâle sourire, plus pour faire plaisir à son amant, que parce qu’il naissait spontanément sur ses lèvres. Car Nadia, en son for intérieur, était inquiète, très inquiète.
Ce n’était pas une mauvaise fille que Nadia la Circassienne. Depuis de longues années déjà, elle était à Paris, elle avait été amenée en France par une princesse russe dont elle était la suivante. Et d’abord, elle s’était attachée de toutes les forces de son âme orientale à cette grande dame qui, malgré son caractère altier et hautain, se montrait toujours excellente pour elle.
Nadia avait été la suivante de la princesse Sonia Danidoff dont les aventures avaient défrayé, à un moment donné, la chronique.
Puis Nadia, sur un coup de tête, s’était séparée de la princesse et, dès lors, elle avait vécu à Paris, dans les milieux les plus variés.
Peu à peu, sa fierté, sa conscience s’étaient émoussées et la jeune fille énergique, farouche, mais honnête et pure qu’elle était, s’était peu à peu transformée, avilie : Nadia était devenue, tant par le besoin que par la veulerie, une des innombrables petites femmes de Paris, sans cesse ballottées au gré de leurs amants, des établissements de plaisir aux chambres misérables des hôtels meublés, voire même au trottoir. Si Nadia, toutefois, perdait peu à peu sa fierté, les déboires qu’elle éprouvait aiguisaient de plus en plus sa haine contre la société, contre la race humaine. Et la Circassienne, la fille sauvage se réveillait en elle, au fur et à mesure qu’elle accumulait dans son cœur les rancœurs de toute sorte. Un instant, elle avait vécu une existence bohème, mais à peu près paisible, dans le milieu bizarre, pittoresque et nullement malveillant des trafiquants de Montmartre, des fabricants d’objets d’art, des « chineurs ».
C’est là qu’elle avait connu Érick Sunds et Mario Isolino, désormais son amant.
Assurément, la moralité de ce dernier était plus que douteuse. Et, après avoir applaudi à ses théories, à ses projets, Nadia se sentait un peu inquiète désormais, de se voir dépasser dans ses conceptions farouches par l’Italien. Celui-là n’était pas un révolté, mais un ambitieux, et un ambitieux très vulgaire, qui ne rêvait que de s’enrichir, et par n’importe quel moyen.
Nadia l’interrogeait :
— Alors, fit-elle, c’est l’avocat dont on va s’occuper que nous avons vu monter tout à l’heure dans ce wagon de première classe ?
— Oui.
— Que va-t-on faire ?
L’Italien éclata de rire :
— Ce qu’on va faire, mon oiseau bleu, déclara-t-il, oh c’est bien simple. Faire passer l’arzent qu’il a de sa poche dans la nôtre.
— Voleurs ? Nous allons être des voleurs ?
— Cela n’a aucune importance si l’on n’est pas pincé. Et nous ne le serons pas. Z’ai pris toutes mes précautions.
Nadia se rassurait, mais pratique, elle questionna :
— Ce n’est pas tout de voler quelqu’un, il faut encore que la chose en vaille la peine. Es-tu sûr qu’il aura de l’argent, cet homme ? On ne se promène pas d’ordinaire avec des grosses sommes sur soi, même quand on est riche.
Mario Isolino regarda narquoisement sa maîtresse.
— Pauvre petite innocente, fit-il, rassure-toi. Io me suis renseigné de la façon la plus sérieuse.
L’Italien expliquait alors à Nadia qu’il avait eu l’idée de dépouiller le bâtonnier, un certain soir, alors qu’au Cabaret des Raccourcis le Danois Sunds annonçait qu’il allait dans deux jours, avec ce client, voir, à Ville-d’Avray, une superbe occasion. Or, cette occasion, avait ajouté Sunds, il faut la payer comptant, car la personne qui veut s’en défaire a besoin d’argent :
— Tu peux être certaine, ma petite Nadia, que le bâtonnier, à l’heure actuelle, a sur lui au moins vingt-cinq ou trente mille francs.
— Par les Saintes Images, déclara-t-elle, c’est une fortune !
— Une petite, fit-il, mais une fortune tout de même.
Isolino se leva :
— Viens, fit-il précipitamment, nous sommes arrivés, voici Ville-d’Avray.
— Est-ce loin ? demanda Nadia.
— Cinq cents mètres environ, peut-être un peu plus. Dépêchons-nous !
Et tous deux coururent dans l’avenue déserte.
La nuit tombait. Quelques rares becs de gaz luttaient péniblement, et sans grande efficacité d’ailleurs, contre l’ombre.
— Mais où allons-nous le recevoir ?
Sans ralentir, Isolino répondit :
— Dans le jardin de la maison où il a rendez-vous.
— Dans le jardin ? balbutia Nadia. La propriété n’est donc pas habitée ?
— Il n’y a rien à craindre. Io te dis que nous nous tiendrons dans le parc, il est rempli de buissons très serrés, d’ailleurs, io connais l’endroit, tu penses bien que io suis venu déjà reconnaître les lieux où doivent se dérouler nos aventures.
Au bout d’une dizaine de minutes, le couple arrivait tout à l’extrémité de Ville-d’Avray, dans une avenue vide. Du doigt Isolino désigna une propriété, dont la grille apparaissait au loin.
— C’est là, dit-il.
Et malgré elle, Nadia sentit son cœur se serrer.
La propriété où se rendaient l’Italien et la Circassienne était voisine de celle appartenant à M. de Keyrolles, le beau-frère du bâtonnier.
C’était dans le jardin de cette propriété que, quelques jours auparavant, le fils du bâtonnier avait passé en compagnie de la jeune Brigitte, sa maîtresse, une soirée bizarre.
Comme toujours, la grille était entrebâillée.
Les deux personnages, étouffant le bruit de leurs pas, se glissèrent sans bruit dans le jardin. Mario Isolino connaissait évidemment les lieux. Il obliqua tout de suite à gauche, montrant le chemin à sa maîtresse, puis vint se tapir sous un buisson épais. Il la fit asseoir à côté de lui, tous deux soufflèrent un instant. De là, ils pouvaient voir sans être vus. À travers le feuillage, ils apercevaient au fond du parc, une masse sombre, la maison abandonnée. Mario Isolino fouilla la poche intérieure de son veston, tandis que Nadia s’épongeait le front.
— Ah mon Dieu, dit la jeune femme, qu’est-ce que’ c’est ?
Le visage de Mario Isolino s’illumina d’un sourire sinistre :
— C’est un couteau, déclara l’Italien, qui ajouta avec un air cruel : l’arme la plus sûre et la plus efficace. Elle tue aussi bien qu’un revolver, mieux même, et ne fait pas de bruit.
— Tu as donc l’intention de frapper ?
L’Italien haussa les épaules :
— Io ne sais pas. On ne sait jamais. Cela dépendra de la façon dont tu lui passeras ce foulard autour du cou.
— Mon Dieu, il faut donc que moi aussi…
— Parbleu, s’écria l’Italien.
Et dès lors, d’un ton sec, autoritaire, il expliqua à sa maîtresse le rôle qu’elle avait à remplir. Nadia tremblait, elle secoua la tête :
— Non, non, dit-elle, je n’oserai jamais, cela me fait trop peur.
Mais soudain, elle étouffa un cri de douleur. Son amant lui serra le poignet, lui tordit le bras :
— Tu m’obéiras, Nadia, d’abord, il est trop tard pour reculer, et ensuite io ne veux pas que la femme que io choisis soit indigne de moi. Io te le répète, cela dépend de toi, si tu ne veux pas qu’il meure, fais ce que io t’ai dit et fais-le bien.
Nadia allait répliquer. Un léger bruit la fit tressaillir et se taire. Isolino lui aussi prêta l’oreille, il était accroupi sous le buisson, son couteau ouvert tenu entre les dents, les deux poings crispés.
— Quand il arrivera, murmura-t-il, io vais bondir devant, tu le prendras par-derrière.
Mais soudain, il s’arrêta, et empêcha Nadia de s’élancer comme il semblait qu’elle en avait l’intention.
— Ce n’est pas lui, répétait Isolino.
Et, du doigt, il désignait à sa maîtresse, qui l’apercevait, s’esquissant vaguement dans le lointain, une silhouette humaine qui venait de se glisser dans le jardin et se dirigeait du côté opposé à celui où se trouvait le sinistre couple.
Inquiète, Nadia interrogea :
— C’est peut-être quelqu’un de la maison ?
— C’est une femme en tout cas, répliqua Isolino, qui paraissait surpris et il ajouta :
— Io croyais la maison abandonnée.
— Elle a l’air jeune, cette femme, elle marche vite.
— On ne peut pas savoir, à cette distance, et avec l’obscurité qu’il fait.
Quelques secondes après, d’ailleurs, tout retomba dans le silence, et l’on n’entendit plus le moindre bruit. Toutefois, une des fenêtres de la maison abandonnée s’éclaira. Une lueur rougeoyante traversa les vitres et vint éclairer d’un pinceau lumineux une des pelouses du jardin.
— La maison est habitée, murmura Nadia.
Mais Isolino lui serrait le poignet :
— Tais-toi donc bavarde, déclarait-il, cependant qu’il ajoutait :
— Cette fois, c’est lui !
Le pas d’un homme faisait craquer les graviers du jardin.
Il y avait un quart d’heure environ que le train amenant Isolino, Nadia et le bâtonnier, s’était arrêté à Ville-d’Avray, mais alors que le couple tragique se dépêchait de venir se tapir dans les buissons épais de la villa voisine de l’habitation des Keyrolles, le bâtonnier, que rien ne pressait, s’acheminait vers le même but, mais à petits pas lents.
Me Henri Faramont avait attendu la sortie des derniers voyageurs, espérant découvrir parmi eux le Danois Érick Sunds.
Il avait éprouvé une légère désillusion, en s’apercevant que le chineur n’était pas dans ce train, qui l’avait amené lui, comme c’était convenu.
— Ah ces artistes, avait pensé le bâtonnier, tous les mêmes ! On voit bien qu’ils n’ont pas comme nous des professions sérieuses et bien réglementées. On ne peut pas compter sur leur exactitude.
Le bâtonnier se demandait s’il devait aller tout seul voir cette potiche signalée par Érick Sunds. Il hésita quelques instants, mais son instinct d’amateur, son tempérament de collectionneur, l’incitaient à ne pas négliger d’aller voir cet objet au plus tôt, de ne jamais remettre au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même.
— Cela n’empêchera pas, se disait-il à lui-même, cet excellent M. Sunds de toucher sa commission au cas où…
Le bâtonnier savait, en effet, où s’adresser : Sunds lui avait dit que la propriétaire de la potiche chinoise habitait la maison placée à droite de celle occupée par son beau-frère.
— Je me présenterai moi-même, voilà tout, se dit le bâtonnier.
Le bâtonnier sonna à la grille, par discrétion, car celle-ci était ouverte. Il entendit le son d’une cloche grêle se répercuter au lointain et il attendit. Mais nul ne vint au-devant de lui, et le bâtonnier, impatient, las d’attendre, l’introduisit dans le jardin.
Il remarqua qu’à travers les allées poussaient de longues herbes.
— Maison délabrée, gens dans la misère, pensa-t-il, J’ai bien fait d’apporter de l’argent, j’obtiendrai la potiche à meilleur compte.
Le bâtonnier hésita quelques instants, mais il remarqua qu’au fond de la propriété se trouvait la maison. Au milieu de la tache sombre qu’elle formait, pointait une petite lumière qui tendait à prouver qu’il y avait là quelqu’un.
— Ma foi, pensa l’avocat, entrons. On verra bien.
Il avait à peine fait quelques pas dans la direction de la maison, que soudain il poussa un hurlement de surprise et de terreur. Puis, il s’écroula.
Mario Isolino, d’une part, et Nadia, de l’autre, avaient surgi en effet derrière leurs buissons, au moment où Me Faramont, qui ne se doutait de rien, passait à proximité.
L’agression avait été combinée de la façon suivante : c’était Nadia qui devait attaquer la première, elle était munie d’un solide foulard, elle devait s’élancer sur le bâtonnier et lui passer ce foulard autour du cou. Puis, tirer violemment afin de le faire tomber en arrière.
Mario Isolino devait se jeter sur l’homme à terre et lui fouiller les poches.
Malgré l’émotion, Nadia, qui était également terrorisée par l’attitude de son amant, avait réalisé sans trop de difficulté la première partie du programme. Et alors que le bâtonnier tombait par terre, la Circassienne se félicitait de son adresse, s’étonnait même de la facilité avec laquelle une faible femme pouvait renverser un homme, lorsque celui-ci ne s’y attendait pas. Une foule de pensées se pressait en même temps dans l’esprit de Nadia qui songeait aussitôt :
— Du moment que j’ai réussi à le renverser, Mario Isolino ne le tuera pas.
En précipitant à terre le bâtonnier, la Circassienne était tombée, elle aussi, mais à genoux, dans l’allée. Elle se releva. À ce moment, elle poussa un cri terrible et, de même, elle entendit deux autres cris. L’un poussé par le bâtonnier, l’autre par son amant : une effroyable douleur la prenait aux yeux, il lui semblait que du feu courait sous ses paupières, lui incendiait la pupille. Puis, soudain, elle se sentit entraînée par la main. Trébuchant, aveugle, et souffrant le martyre, elle se laissa emmener en gémissant. Quelques secondes après, elle se rendait compte qu’elle était hors de la propriété, dans l’avenue déserte. La personne qui l’entraînait, qui l’avait pour ainsi dire arrachée de l’allée, emportée, c’était son amant.
Et Mario Isolino, d’une voix contractée par l’angoisse, articulait cependant qu’il geignait, lui aussi :
— Sauvons-nous, sauvons-nous, c’est du sortilège.
***
— Eh bien, comment vous sentez-vous, mon pauvre Faramont ?
Le bâtonnier ouvrit les yeux, puis les referma aussitôt, il éprouvait aux paupières une intolérable cuisson. Il avait reconnu, cependant, la voix de son beau-frère.
Il se sentait immensément las, fatigué, brisé, comme après un violent effort ou une grande maladie. Il se rendit compte qu’il était étendu sur quelque chose de souple et de doux, une chaise longue ou un canapé. Puis, il éprouva une sensation réconfortante, deux lèvres s’appuyaient sur son front, cependant qu’il percevait la voix angoissée de sa femme qui murmurait :
— Mon pauvre Henri, que vous est-il donc arrivé ?
Le bâtonnier fit un nouvel effort, ouvrit encore les yeux, et regarda autour de lui. Il était dans la chambre de son beau-frère, sur le lit et, à son chevet, se trouvaient, indépendamment de M. de Keyrolles et de Mme Faramont, son fils Jacques, sa sœur, Mme de Keyrolles, et enfin un personnage qu’il ne connaissait pas, un homme en bras de chemise, qui prenait des compresses et les lui passait sur les tempes.
— Le médecin, dit M. de Keyrolles à son beau-frère.
Et le bâtonnier, alors, se souvint de ce qui lui était arrivé.
Au moment où il pénétrait dans la propriété voisine, il avait éprouvé un choc violent, une secousse, puis un blanc. Le bâtonnier éprouva une émotion. Il savait qu’il avait déjà un certain âge et, raffermissant sa voix, pour ne pas montrer qu’il avait peur, il interrogea, regardant fixement le médecin :
— C’est une attaque, n’est-ce pas ? De la congestion ? Oh, il vaut mieux me le dire, je suis fort, je n’ai pas peur de mourir.
Mais le médecin le rassurait :
— Pas le moins du monde, monsieur.
— Une attaque, peut-être, mon cher beau-frère, lui dit Keyrolles, mais pas du genre de celle que vous croyez. Vous avez été victime d’une attaque au sens propre du mot, mon pauvre ami. Qu’alliez-vous faire dans cette maison voisine de la nôtre ?
— J’allais voir une potiche ancienne.
Dans son entourage on s’entre-regarda. Mme Faramont, nettement déclara :
— Vous le voyez, je m’en doutais, c’est un guet-apens.
Jacques était venu embrasser son père. Se tournant vers son oncle, il déclara :
— J’ai bien fait de prévenir la police, par téléphone. Nous allons avoir tout à l’heure la visite d’un inspecteur de la Sûreté. C’est Juve qui doit venir.
M. Faramont cherchait en vain à rassembler ses souvenirs, il se rendait compte qu’il y avait une lacune dans sa mémoire, il interrogea :
— Enfin, expliquez-moi ce qui s’est passé. Quelle heure est-il ?
On lui répondit :
— Dix heures et demie.
— Ce n’est pas possible, s’écria le bâtonnier, que m’est-il donc arrivé depuis huit heures du soir ?
M. de Keyrolles interrogea d’abord le médecin du regard ; mais le praticien comprenait la question :
— Vous pouvez lui parler, dit-il, M. le Bâtonnier n’a pas de fièvre, et est déjà rétabli de la commotion qu’il a éprouvée.
— Eh bien voilà, fit M. de Keyrolles en s’adressant à son beau-frère. Ma femme et moi nous étions dans le jardin à respirer l’air frais, nous vous attendions tous trois, vous, votre femme et votre fils par le train de huit heures et demie lorsque, vers huit heures moins le quart, des bruits suspects provenant de la propriété voisine ont attiré notre attention. Et nous nous demandions ce que cela pouvait être, lorsque notre bonne Brigitte, qui était dans le jardin, elle aussi, est accourue vers nous, toute pâle. « Monsieur, m’a-t-elle dit, il se passe quelque chose à côté, j’ai entendu crier et courir. » Les paroles de Brigitte ont augmenté mes inquiétudes. Précédant Augustine et la bonne, j’ai franchi la haie qui nous sépare de la maison voisine et, à ma grande surprise, à ma grande terreur aussi, je puis vous le dire, je vous ai trouvé étendu au travers d’une allée, évanoui, le visage couvert de poivre.
— De poivre ? s’écria le bâtonnier. C’est donc pour cela que j’ai tant souffert des yeux ? Pas de doute, j’ai été victime d’une agression.
Puis il eut un brusque sursaut, porta la main à sa poitrine :
— Mon argent, s’écria-t-il.
Le bâtonnier fouillait fiévreusement son portefeuille. Il poussa un soupir de satisfaction :
— Je n’ai pas été volé, fit-il, et c’est heureux, j’avais trente-deux mille francs sur moi. Alors, interrogea-t-il en regardant son fils, tu as prévenu la police, mon petit Jacques ?
— Oui, mon père, fit le jeune homme.
Mme de Keyrolles, dans un angle de la pièce, s’efforçait de calmer sa belle-sœur. Mme Faramont était en effet toute tremblante, terrifiée.
— Depuis qu’Henri a accepté de défendre ce sinistre bandit, murmurait-elle, j’y pense tout le temps, je ne vis plus. Ne dirait-on pas là une agression à la Fantômas ?
Doucement, Mme de Keyrolles rassura sa belle-sœur.
— Puisque Fantômas est en prison… commença-t-elle.
Mais d’un geste, Mme Faramont l’interrompit et la femme du bâtonnier proféra :
— Ce n’est pas l’avis d’Henri. Henri croit que son client n’est pas le vrai Fantômas.